CINÉMA - Alerte, objet volant non identifié à l’approche. Ce vendredi 12 mars, alors qu’Emmanuel Mouret et son film “Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait” partent en tête des nominations aux César, un long-métrage peu ordinaire semble, lui aussi, tirer son épingle du jeu. C’est “Adolescentes” de Sébastien Lifshitz.
Le film du réalisateur de “Petite fille” et “Les invisibles”, sorti au cinéma au mois de septembre, est nommé dans les catégories du “meilleur son”, “meilleure photo”, “meilleur montage” et “meilleure réalisation”, mais aussi (et surtout) dans celle du “meilleur film”. Une première en 19 ans pour un documentaire.
Son histoire, c’est celle de deux copines d’enfance de Brive-la-Gaillarde, Emma et Anaïs, que la caméra du cinéaste suit pendant cinq ans, de leurs 13 ans à leur majorité. L’une est bonne élève, elle vient d’un milieu aisé. L’autre, moins à cheval sur les études, d’une famille nettement plus populaire. Drôle et émouvant, il guide le spectateur dans les premiers amours, les disputes familiales et les questionnements sur l’avenir propres à ses deux héroïnes et à cette période de la vie si particulière, celle du passage à l’âge adulte.
Découvrez ci-dessous la bande-annonce du film:
Mais voilà, “Adolescentes” n’est pas un simple documentaire. “Le film porte en lui plus que le seul plaisir du portrait documentaire de jeune fille, il porte vraiment une dimension politique et sociale dans cette divergence qui va être de plus en plus une divergence de classes et qui va affecter l’amitié et la camaraderie qui étaient là au début”, soutient la rédactrice en chef adjointe des Cahiers du Cinéma, Charlotte Garson, au micro de France Culture.
19 ans après ”Être et avoir”
Le film, tourné au cours de sessions d’une vingtaine de jours tous les ans, prend le spectateur comme témoin. On sent la présence de Sébastien Lifshitz, il ne s’efface pas, contrairement à un documentaire classique. Les jeunes filles semblent être en confiance en sa présence.
“Mais surtout, ajoute la journaliste, [il] donne le temps, à l’intérieur des séquences, aux mises en situation de porter leurs fruits, comme s’il semait des germes de situations à partir desquels les deux jeunes filles pourraient se mettre à parler. C’est donner le temps à ces jeunes filles de s’autoreprésenter, de s’arrêter, de réfléchir sur ce qui leur arrive.”
Le long-métrage de 2h15, déjà auréolé du prestigieux prix Louis-Delluc au mois de janvier, est le premier documentaire à concourir pour le titre de “meilleur film” depuis 2002, année au cours de laquelle le film ”Être et avoir” de Nicolas Philibert a décroché ladite récompense.
Sébastien Lifshitz est surpris. “Ses nominations sont étonnantes, elles viennent enfin reconnaître au documentaire un statut de film de cinéma, souffle-t-il dans Paris Match. Et donc qu’il s’y joue des questions sur le montage, sur la direction de la photographie, de son, de mise en scène. Les documentaires sont des films où bien évidemment se posent les mêmes questions que pour une fiction.”
Le documentaire, le “mal payé du cinéma français”
Pour Chloé Delaporte, chercheuse en socioéconomie du cinéma et de l’audiovisuel à l’Université Paul Valéry Montpellier 3, c’est moins étonnant. Ça s’inscrit dans la volonté des César de se diversifier. Cependant, ces nominations sont, selon elle, importantes. “Ces prix sont une forme de construction des systèmes de valorisation, explique-t-elle au HuffPost. C’est l’institutionnalisation de la reconnaissance artistique.”
Et ça, les documentaires en ont besoin. Non pas qu’ils soient les mal aimés du cinéma. Le succès du documentaire de Sébastien Lifshitz “Petite fille” au moment de sa diffusion sur Arte, au mois de décembre, tient pour preuve. “Le documentaire est le mal payé du cinéma français, nous dit l’enseignante. C’est une économie du pauvre. Leurs auteurs se battent pour travailler avec des bouts de ficelle. Ils fonctionnent beaucoup à la commande, notamment à la demande des diffuseurs ou des plateformes de streaming.”
La faible, si ce n’est inexistante, représentation du documentaire dans les catégories “reines” est le fruit d’un système. “Dans le champ français, poursuit Chloé Delaporte, le documentaire, c’est une économie un peu à part. Sur le plan de la production, ce ne sont pas forcément les mêmes équipes qu’en fiction. Ce ne sont pas les mêmes budgets. Celui-ci est en dix fois moins élevé. On est sur des circuits de diffusion et des publics parfois plus spécialisés.”
Ce n’est pas de l’autarcie, mais presque un mode de vie en autonomie, appuie-t-elle. “Que le documentaire ait du mal à pénétrer ‘l’économie récompensatoire’, c’est-à-dire l’ensemble des prix, c’est une belle métaphore de la difficulté du documentaire à pénétrer plus généralement l’économie du cinéma de fiction.”
Des rapports de force évidents
Sébastien Lifshitz, toujours chez Paris Match, partage cet avis. “Il y a encore des combats à mener. On entend encore beaucoup de voix s’élever pour qualifier le documentaire de reportage… Les mentalités s’ouvrent au fait d’intégrer le documentaire dans la famille du cinéma, mais il y a encore des résistances”, constate-t-il.
Il ajoute: “Pour beaucoup, la fiction est l’objet le plus emblématique de ce que le cinéma peut produire, avec des stars qui viennent interpréter des rôles, alors que le documentaire ne servirait qu’à documenter le réel. À mon sens, c’est une erreur.”
Ce que confirme Chloé Delaporte: “Il y a des enjeux de rapport de force au sein du cinéma.” La sociologue précise: “La fiction c’est les dominants du cinéma. Même là où les périmètres des légitimités des prix permettraient à une assez grande diversité de films d’être nommés, on tombe fréquemment sur ce genre cinématographique.” Comme le documentaire, les films d’animation ou de genre rencontrent des difficultés similaires.
Aux César, la récompense du “meilleur documentaire” est remise chaque année sous ce titre depuis 2007. “Adolescentes” y est nommé également. La coexistence du film dans cette catégorie et celle du “meilleur film” est un signal intéressant aux professionnels du cinéma, estime la chercheuse. Davantage, si c’est une victoire. “Un César, ce ne serait pas volé”, imagine-t-elle. Sébastien Lifshitz espère, lui, que ces nominations souffleront un vent de reconnaissance à l’égard des documentaires, “pour qu’ils soient pleinement appréciés comme des films de cinéma”.
À voir également sur Le HuffPost: Les grands vainqueurs de la cérémonie des César 2020
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